Il est essentiel, pour l’éducation adventiste en Asie du Sud, de faire une exploration préliminaire de la théologie du sabbat dans ce monde en mutation rapide influencé par la quatrième révolution industrielle. Cette région, comme de nombreuses autres parties du monde, a connu une importante transformation philosophique, culturelle, linguistique, économique et politique pendant la période coloniale du 19e siècle et son évolution ultérieure. Les changements majeurs initiés au cours de cette période ont laissé de profondes empreintes dans notre psyché collective. La vision du monde industriel a transformé nos vies quotidiennes par notre système éducatif.

Alors que nous entrons dans l’ère de la révolution numérique, un monde qui bouge à une vitesse sans précédent, la théologie du sabbat nous invite à arrêter et réfléchir à ce que signifie être humain, créé à l’image de Dieu, dans ce monde où notre identité et nos valeurs sont mesurées par la quantification numérique. Comment pouvons-nous, en tant qu’éducateurs chrétiens, résister au discours dominant qui présente l’humain comme un homo economicus [un homme économique] ? Comment pouvons-nous aider les personnes appartenant à notre population à acquérir des connaissances et des compétences pour vivre à travers ces temps de changement rapide, temps enracinés dans la cosmologie numérique, afin de pouvoir vivre de manière significative et réaligner l’humanité avec l’image de Dieu dans cette nouvelle ère industrielle ?

Des questions

La narration biblique dans Genèse 1 décrit la grandiose création de Dieu du vide au magnifique système écologique avec les humains pour gardiens de la terre. Genèse 1.13 dit : « Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait : c’était très bon » (NBS)1. Dans Genèse 2, Dieu se reposa et admira la beauté de sa création. Dans mon esprit, j’imagine ce scénario :

- Après quelques milliers d’années, Dieu contemplant sa création s’exclame : « Qui a volé mon Cloud ? »

J’imagine la réponse des anges : « C’est Google qui l’a fait. »

- Et Dieu demande : « Comment se fait-il que les gens ne se parlent plus les uns aux autres ? » 

Les anges répondent : « Seigneur, ils textent et bavardent sur Facebook, Line2 et WhatsApp ».

- « Et pourquoi les humains ne cultivent-ils plus la terre pour se nourrir ? » 

Les anges répondent : « Seigneur, Jeff Bezos de Amazon.com utilise des drones pour la livraison de nourriture ou ils téléphonent à Grab Food. »

Et j’imagine que Dieu, pleurant la perte de sa création, ne pouvait plus se reposer le sabbat parce que les humains ne vivent plus dans la réalité créée mais dans la réalité virtuelle. Ils ne sont plus en contact avec la création divine. Le scénario peut sembler léger et humoristique mais il parle de l’époque que nous vivons en Asie et dans de nombreuses autres parties du monde.

L’influence initiale de la révolution industrielle

La première conférence Asie-Afrique de grande envergure a eu lieu du 18 au 25 avril 1955 à Bandung, Indonésie3.Les délégués à cette conférence représentaient 54 % de la population mondiale. La question débattue tournait autour de comment trouver une méthode postcoloniale pour aller de l'avant en tant que nations. Cependant, le délégué Thai à la conférence de Bandung, le prince Wan, sous le leadership du premier ministre Pibul Songgram, avait une autre préoccupation : la sécurité nationale4. Coincée dans la géopolitique de deux idéologies après la Seconde Guerre mondiale, la Thaïlande a été désignée comme un pays tampon par les États-Unis afin de prévenir l’effet domino présumé alors que le communisme se répandait à travers l’Asie du Sud. Le développement industriel devait être la stratégie préventive. Au début des années 1960, le Maréchal Sarit Thanarat, général thaïlandais, accueillait une énorme quantité d’aide étrangère monétaire, de connaissances, de politiques et autres interventions scientifiques au nom de la sécurité régionale et nationale.

Le vaste paysage géographique et ses habitants ont été transformés. Cependant, l'augmentation impressionnante du produit intérieur brut (PIB) ne peut pas expliquer les changements significatifs dans la vie de la vaste majorité – d’une vie de subsistance à une vie de dépendance monétaire. Dans son livre The Growth Delusion (L’ilusion de la croissance), David Pilling écrit :

« La croissance économique est devenue un fétiche, un substitut de ce que nous sommes censés nous préoccuper et un autel sur lequel nous sommes prêts à tout sacrifier. Dans la poursuite de la croissance, on nous dit que nous aurons à travailler de plus longues heures, à réduire les services publics, à accepter des inégalités plus grandes, à céder notre vie privée, et à laisser les banquiers créateurs de richesses avoir les coudées franches5. » Pilling continue : « Ce n’est qu’en économie qu’une expansion sans fin est considérée comme une vertu. En biologie, cela s’appelle un cancer6. »

Historiquement, les gens cultivaient le sol et produisaient leurs aliments pour se nourrir. Le développement est intervenu et il a dit : « Tout ça est faux. La polyculture doit être remplacée par la monoculture7. Au lieu de produire des cultures destinées à la consommation, vous devez produire de la nourriture en quantités énormes avec nos fertilisants scientifiquement prouvés, nos pesticides supérieurs et nos graines génétiquement modifiées. Vendez vos produits pour de l’argent et achetez votre nourriture. Les gens ont répondu que leur labeur leur fournissait déjà leur nourriture. Le discours dominant a répondu avec une désapprobation impérative : ’’Vous devez produire des aliments et les vendre afin de pouvoir acheter vos aliments.’’ Et les politiques soutenant l’industrialisation de la nation ont été mises en place. Rapidement nous avons fait partie des tigres économiques asiatiques. Mais les gens ont perdu leurs terres en raison des dettes contractées. Une migration massive de jeunes gens et de femmes a eu lieu, laissant les enfants et les adultes plus âgés dans les villages ruraux. Au nom du progrès et de la modernisation, les familles ont commencé à se désintégrer. Les gens ont afflué vers l’argent entraînant une urbanisation sursaturée8. Par exemple, en 2017, la dette accumulée des fermiers se chiffraient à 2,8 trillions de bahts9.

Notre programme d’enseignement est conçu pour un monde industriel sous la domination d’une cosmologie et d’une technologie scientifiques. Jon Jandai, avocat au style de vie agraire, a dit un jour : « Quand je vois un enfant allant à l’école, je vois cet enfant entrant dans une usine11. » Notre système éducatif n’est pas conçu pour une vie agraire durable. David Pilling a remarqué que pendant des milliers d’années, il n’y avait pas de pression pour un haut rendement et une forte productivité dans les économies agricoles. La révolution industrielle a tout changé12.

L’impact de la quatrième révolution industrielle

Voilà notre histoire, car des personnes en marge de la société ont négocié la révolution industrielle à partir du début des années 1960. Que nous apportera la quatrième révolution industrielle ?

Nous savons que le monde change très rapidement. Mais comment cela se passera dans le monde futur relève de la spéculation. Nous savons que les Big Datas (les données massives) dirigeront le marché, et Big Brother (le Grand Frère) suivra les mouvements que nous avons laissés à travers notre empreinte numérique. Nous savons que l’intelligence artificielle (IA) remplacera diverses formes de travail, et que les connaissances seront facilement disponibles grâce à la technologie. Nous savons aussi que parce que le PIB est arrivé à définir le succès, l’éducation a été forcée d’être au service du marché du travail pour son existence. Il s'agit de mettre de la nourriture sur la table, mais le chemin passe par une réalité virtuelle alambiquée que nous devons parcourir.

Bientôt notre identité sera encore réduite du PIB à une unité numérique dans l’océan des données, et un algorithme déterminera la valeur de nos vies. Nous allons créer un algorithme qui, en bout de ligne, aura sa propre vie, et cette création, à son tour, nous créera à son image13. Yuval Harary a projeté que dans l’avenir, nous demanderons même aux algorithmes qui nous devrons épouser :
Jean ou Paul ? et Google répondra : « Bien, je te connais depuis le jour de ta naissance. J’ai lu tous tes courriels, enregistré tous tes appels téléphoniques, je connais tes films favoris, ton ADN et l’entière histoire biométrique de ton cœur. J’ai les exactes données sur chacun de tes rendez-vous amoureux, et je peux te montrer les graphiques seconde après seconde de ton rythme cardiaque, de ta pression sanguine, et de tes taux de sucre chaque fois que tu avais un rendez-vous avec Jean ou avec Paul. Et, naturellement, je les connais aussi bien que je te connais. En me basant sur toutes ces informations, sur mes supers algorithmes et sur des décennies de statistiques sur des millions de relations, je te conseille d’aller avec Jean, avec une probabilité de 87 % d’être à long terme plus satisfaite avec lui14. »

Dans la conclusion de son livre Homo Deus, Harari demande : « Qu’est-ce qui a plus de valeur, l’intelligence ou la conscience ? Qu’est-ce qui arrivera à la société, la politique et la vie quotidienne quand des algorithmes non conscients mais hautement intelligents nous connaîtrons mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes15 ? »

La réponse est dans la fameuse citation de Socrate
« Connais-toi toi-même ». Harari fait valoir : « En bout de ligne, c’est une simple question empirique. Aussi longtemps que vous avez plus de lucidité et de connaissance de soi que les algorithmes, vos choix seront supérieurs et vous garderez ainsi quelque peu d’autorité dans vos mains. Néanmoins, si les algorithmes semblent sur le point de prendre le contrôle, c’est parce que la majorité des humains se connaissent à peine eux-mêmes16. »

Le sabbat et le système éducatif adventiste du septième jour

Nous nous souvenons tous de M. Anderson (Néo) dans le film Matrix à cause de ses talents d'esquiveur de balles sans pareils. Mais cela c’était parce qu’il avait le code qui lui permettait de voir la Matrice. Alors que Néo avait la pilule rouge et une machine lourdement câblée pour l'aider à décoder la Matrice, nous, nous avons le sabbat. En tant qu’institutions éducatives adventistes du septième jour, nous préparons les étudiants pour qu’ils soient compétents dans le futur monde technologique, mais nous revenons constamment à la création de Dieu. Nous y revenons chaque semaine. Chaque semaine, on se rappelle notre condition de créature, notre finitude. Chaque semaine, on se rappelle à répétition la réalité créée par rapport à la réalité virtuelle. Chaque semaine, on se rappelle la différence entre la réalité virtuelle et la réalité créée et les valeurs impliquées dans les deux systèmes.

Alors que les progrès technologiques dans le monde du dataïsme et des algorithmes définissent nos valeurs à travers la production et les contributions du PIB, le sabbat nous rappelle que notre valeur dépend du fait que nous sommes le chef-d’œuvre de Dieu. Je crois que cela est un rôle primordial de nos établissements éducatifs adventistes. Certes, nous préparons les étudiants à être compétents dans la réalité technologique de pointe à venir, mais nous offrons aussi une autre réalité avec un nouvel ensemble de valeurs et un système de valeurs fondé sur l’aspect unique de nos individualités en tant que créatures de Dieu. Puis, dans nos interactions journalières, nous rappelons constamment aux autres qu’ils ne sont pas une unité de mesure mais une réalité créée, et qu’ils sont dans la main de Dieu. Dans le monde du dataïsme, nous affirmons l’individualité. Dans le monde des algorithmes, nous affirmons le créationnisme. Nous devenons la nouvelle révolution théologique kierkegaardienne dans le monde de l’absolutisme hégélien moderne. Voilà le rôle émergent de l’éducation adventiste – diffuser des connaissances à travers des interactions personnalisées qui rappellent aux autres la véritable mesure du moi. Le sabbat nous aide à voir à travers la « Matrice ». À travers ce prisme, nous résistons au désir de traiter les étudiants comme des numéros, et nous continuons à les valider à travers le regard de Dieu. Le sabbat, rappel constant de la création, est aussi un symbole de résistance envers le discours majoritaire. Walter Brueggeman, dans Sabbath as Resistance, a écrit : « Dans notre propre contexte contemporain de la course effrénée de l’anxiété, la célébration du sabbat est à la fois un acte de résistance et une alternative. On parle de résistance parce que c’est une insistance visible signalant que nos vies ne sont pas définies par la production et la consommation de biens18. »

Par le biais du sabbat, nous redécouvrons le Cloud (le nuage), et les relations humaines, et nous cultivons la terre pour la durabilité, tout en écrivant des algorithmes et analysant des données, afin d’être la lumière dans le monde de la réalité virtuelle.

Siroj Sorajjakool

Siroj Sorajjakool, Ph.D., est professeur de religion et de théologie à l'université internationale Asie-Pacifique Saraburi, Thaïlande. Il est également professeur adjoint d'études relationnelles à l'École de religion, ainsi que de conseil et de sciences de la famille à l'École de santé comportementale. S. Sorajjakool est titulaire d'une licence en théologie de la Southeast Asia Union College (aujourd'hui Asia-Pacific International University à Saraburi, en Thaïlande); d'un master de théologie et d'un doctorat de la Claremont School of Theology (Claremont, Californie) ; d’un master en arts de l'université Andrews (Berrien Springs, Michigan, États-Unis) ; et d’un doctorat en politique, gestion et leadership éducatif de l'Université Chulalongkorn (Bangkok, Thaïlande). Le S. Sorajjakool est également chercheur, ayant été l’investigateur principal dans de nombreux projets et consultant dans plusieurs autres.

Référence recommandée :

Siroj Sorajjakool, Le monde universitaire, le sabbat, et la quatrième révolution industrielle, Revue de l’éducation adventiste, n° 67.

NOTES ET RÉFÉRENCES

  1. La Sainte Bible, Nouvelle Bible Louis Segond, (NBS), 2002.
  2. LINE est une plateforme de messagerie et de médias sociaux très populaire au Japon et dans d'autres régions d'Asie : https://www.digitalmarketingforasia.com/what-is-line-app/.
  3. La Conférence Asie-Afrique de 1955, qui s'est tenue à Bandung (Indonésie), a réuni 29 délégués de différents pays qui ont abordé les questions relatives à l'émergence de la guerre froide et de son impact sur les pays en développement, de la croissance économique, des réponses post-coloniales et des moyens d'instaurer la paix. Pour plus d'informations, voir
    https://history.state.gov/milestones/1953-1960/bandung-conf#:~:text=In%20April%2C%201955%2C%20representatives%20from,%2C%20economic%20development%2C%20and%20decolonization.
  4. Voir Seng Tan et Amitav Acharya, Bandung Revisited: The Legacy of 1955 African-Asia Conference for International Order (Singapore: NUS Press, 2008),32.
  5. David Pilling, The Growth Delusion: Wealth, Poverty, and the Well-Being of Nations (London: Bloomsbury Publishing, 2018), 13.
  6. Tony Catalucci, “Agribusiness and the Cycle of Debt: Let Me Tell You About Thailand’s Rice Farmers,” Global Research (mars 2014): https://www.globalresearch.ca/big-agri-and-the-cycle-of-debt-let-me-tell-you-about-thailands-rice-farmers/5373170. Catalucci note que « la capacité de diversifier l'activité économique à l’écart des pratiques dangereuses de la monoculture, de reconnaître les politiques dangereuses et de trouver des alternatives saines et supérieures au poison colporté par les grandes entreprises, repose sur l'acquisition et l'exploitation des connaissances. Que ce soit à dessein ou par une incompétence totale, ou encore par une combinaison tragique des deux, au cours de la dernière décennie – alors que les agriculteurs dans d'autres pays adoptaient des méthodes modernes de production d'énergie et de consommation d'énergie, et développaient des modèles de commercialisation améliorés, locaux et indépendants pour améliorer leurs conditions de vie – les agriculteurs thaïlandais sont restés embourbés dans une spirale d'incertitude, dans une dépendance désespérée à l'égard de pratiques désuètes et, en fin de compte, infructueuses. »
  7. Ibid.
  8. Imke Pente et Daniel Müller, “Mapping Agricultural Sector in Thailand: Holdings, Activities, and Trends,” German Asia-Pacific Business Association (2013): https://www.oav.de/fileadmin/user_upload/5_Publikationen/5_Studien/OAV_Mapping_the_Agricultural_Sector_of_Thailand.pdf. Le nombre d’agriculteurs est tombé à environ 40 % de la population totale.
  9. Apinya Wipatayotin, “Finding Ways to Beat Farm Debt,” Bangkok Post (4 novembre 2018): https://www.bangkokpost.com/thailand/special-reports/1569802/finding-ways-to-beat-farm-debt. En 2023, cela équivalerait à 77,979,216,000 US $.
  10. Nipon Poapongsakorn, Chaiyasit Anuchitworawong, et Sake Mathrsuraru, “The Decline and Recovery of Thai Agriculture: Causes, Responses, Prospects and Challenges,” Food and Agriculture Organization of United Nations (2006): http://www.fao.org/3/ag089e/AG089E04.htm.
  11. Jon Jandai, “Life Is Easy, Why Do We Make It So Hard?” TEDxTalk: Suthep (3 août 2011): https://www.bing.com/videos/search?q=jon+jandai+ted+talk&view=detail&mid=20DAADA6E64321E0741B20DAADA6E64321E0741B&FORM=VIRE .
  12. Pilling, The Growth Delusion, 9.
  13. Yuval Noah Harari, Homo Deus: A Brief History of Tomorrow (London: Penguin, 2015). Harari estime que « Au départ, l'algorithme initial peut être au développé par des humains, mais au fur et à mesure qu'il grandit, il suit sa propre voie, allant là où aucun humain n'est jamais allé – et là où aucun humain ne peut suivre »,393.
  14. Yuval Noah Harari, “Big Data, Google and the End of Free Will,” Financial Time (26 août 2016): https://www.ft.com/content/50bb4830-6a4c-11e6-ae5b-a7cc5dd5a28c.
  15. Harari, Homo Deus: A Brief History of Tomorrow, 397.
  16. Harari, “Big Data, Google and the End of Free Will.”
  17. Le terme "dataïsme" est attribué à David Brooks, qui l'a utilisé pour la première fois dans son article du New York Times intitulé "The Philosophy of Data" (La philosophie des données), dans lequel il cherchait à examiner comment les données avaient été utilisées dans le passé et seraient utilisées à l'avenir pour façonner nos hypothèses sur l'univers. Pour plus d'informations, voir https://www.hult.edu/blog/the-rise-of-dataism/#:~:text=Dataists%20go%20further%2C%20and%20say,condition%E2%80%9D%20to%20find%20appropriate%20data.
  18. Walter Brueggeman, Sabbath as Resistance: Say No to the Culture of Now (Louisville, KY: Westminster John Knox Press, 2014), 90.